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Braconniers (Les)

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Revue et gazette musicale de Paris N° 5 (40e année) du 2 février 1873

THEATRE DES VARIETES

Les Braconniers, opéra-bouffe en trois actes, paroles de MM. Chivot et Duru, musique de M. Jacques Offenbach.

Première représentation le mercredi 29 janvier.

 Avec l’Ile de Tulipatan, MM. Chivot et Duru avaient fait un de ces imbroglios qu’ils débrouillent avec tant d’adresse, et on sait quel succès ils avaient eu, succès dont le compositeur devait prendre une large part. Avec les Braconniers, ils ont repris ce thème du quiproquo, ils ont pris plaisir à le doubler, à le compliquer par les situations les plus enchevêtrées d’opéra-comique, qui ne laissent pas d’être assez familières au public depuis Fra Diavolo ; mais elle est conduite grand train, les situations comiques y abondent : on n’en demande pas davantage à MM. Chivot et Duru.

Je l’ai dit, c’est un imbroglio ; aussi n’ai-je pas la prétention d’en exposer toutes les péripéties les unes après les autres. Qu’il vous suffise, lecteurs, de savoir que le compte Campistrous de Lastecouères, gouverneur de Bigorre, avait un cousin, le compte de Biragues, et, qu’en bon parent, il lui enleva traitreusement ses biens. De Biragues ne prit pas gaiement la plaisanterie et se plaignit au Parlement ; mais les procès sont longs, il faut bien faire quelque chose en attendant ; la profession de braconnier offrait l’avantage d’être facile à exercer et de lui fournir l’occasion de saccager les garennes et les bois de son parent, il la choisit avec empressement et prit le pseudonyme de Rastamagnac. Il avait une fille, qu’il habilla en garçon, et au moment où commencent l’action, Rastamagnac Ier est mort et, sous le nom de Rastamagnac II, sa fille Bibletta, que tout le monde croit être un homme, continue l’honnête commerce de son père, au grand désespoir de Campistrous. Deux personnes sont seules dans la confidence du secret du jeune Rastamagnac, le fidèle Bibès et Ginetta, jolie barbière, légitime épouse de Marcassou, un aimable marchand de mulets, qui certainement n’a pas inventé la gourmette à double mouvement. Le petit ménage marcherait assez joliment sans Rastamagnac, qui est quelquefois serré de près pour ses exploits et que Ginetta cache trop souvent au gré de son époux, ignorant du travestissement adopté par la charmante braconnière.

Ici l’écheveau s’entortille : comment Marcassou est successivement pris pour Rastamagnac, pour l’héritier de Biragues, auquel un jugement vient de rendre tous ses biens, aux dépens de Campistrous, puis pour une tendre jeune fille, comment Eléonor de Lastecouères, fils du gouverneur, devient amoureux du vrai Rastamagnac, qu’il a vu en fille un instant, comment il l’épouse, comment tout s’arrange pour le mieux à la grande hilarité des spectateurs, voilà ce que vous apprendrez bien mieux en allant voir la pièce de MM. Chivot et Duru qu’en lisant mon récit.

La musique est du bon Offenbach, avec beaucoup des qualités de finesse, en même temps que de gaieté et de rythme, qui constituent le talent de l’auteur de la Grande-Duchesse. Dans les Braconniers, le compositeur n’a pas négligé les effets entrainants et bouffons, qui, s’ils ne sont plus absolument nouveaux, sont du moins bien à lui ; cependant il en a cherché souvent d’autres dans la grâce, la délicatesse un peu émue, et il a fréquemment retrouvé la fraicheur d’idées qui avaient fait le succès de la Princesse de Trébizonde ; La partition a reçu le meilleur accueil ; le premier soir, cinq morceaux ont été bissés et presque tous les autres vivement applaudis. Je ne citerai que ceux qu’on a le plus remarqués.

Après l’ouverture, qui a peut-être le défaut d’être un peu décousue, le premier acte commence par une longue introduction dans laquelle nous avons remarqué de jolis détails, comme le chœur des porteuses d’eau, les couplets de Dupuis sur la femme, l’air de la mariée avec son gracieux refrain. Puis vient une farandole-tambourin aussi réussie que celle du Roi Carotte, et à laquelle l’accompagnement vocal donne de l’éclat et de l’entrain. L’air de Rastamagnac est coupé dans la forme des airs de facture de l’opéra-comique ; il a de la tournure et de la fierté, et on y a remarqué une très jolie phrase : « Si j’aperçois sur mon passage. » Avec un air de Berthelier gaiement dialogué, citons les couplets du Bouton de rose chantés par Grenier, et un très joli duetto de Dupuis et Mlle Bouffar : « Que j’aime ton air éveillé », qui a été bissé. Cette petite page est fine, originale et bien en scène. Notons encore dans cet acte la sérénade chantée par Mlle Heilbron. Ce morceau a eu aussi les honneurs du bis. Je vous recommande fort la ritournelle de Léonce. Le finale, par contre, est long et sans clarté.

Au second acte, l’air : « Je rase, je rase », accompagné par un élégant dessin de flûte, a été très goûté. Après un récit de Berthelier, vient un quintette d’une bonne structure et bien coupé. Au début de ce morceau, on entend de nouveau, dans l’accompagnement des violons, la phrase qui a servi d’allegretto à l’ouverture ; Dupuis chante ensuite, avec Mlle Bouffar, un charmant duetto qu’on a bissé ; enfin, un air à boire vigoureusement rythmé termine le morceau. Les bis n’ont pas manqué aux différentes parties de ce quintette, et il les méritait. Il est suivi du quatuor des Assassins, un des meilleurs qu’Offenbach ait écrits dans le style extra-bouffon et qu’on a redemandé. Dans le finale, où Dupuis est fort drôle, il faut encore signaler l’entrainant galop de la « Mule » bissé également.

Le troisième acte est le moins riche en musique, après avoir noté un chœur à bouche fermée, un duo, des couplets bien tournés sur ces paroles : « Monsieur, mettez vos lunettes », et un boléro qui n’est là, on peut l’avouer, que pour les besoins de la musique, nous aurons parcouru tout le catalogue de cette agréable partition.

Les acteurs n’ont rien négligé pour assurer le succès des auteurs. Mlle Bouffar et Mlle Heilbron remplissent les seuls rôles de femmes de l’ouvrage. Mlle Bouffar (Ginetta) chante avec esprit et finesse, joue bien, avec un petit ton décidé et franc qui fait plaisir à voir. Mlle Heilbron (Rastamagnac), avant de venir aux Variétés, a passé par le théâtre de la Monnaie à Bruxelles, et par Feydeau à Paris ; sa voix est agréable et elle la conduit bien, un peu trop correctement même pour l’endroit, où il n’est pas défendu de bien chanter, assurément, mais où il faut savoir à propos dépouiller les traditions de l’école. Ceci pour le style ; la justesse, d’un autre côté, n’a pas toujours été irréprochable ; Je n’en suis pas moins persuadé que M. Bertrand a recruté en Mlle Heilbron une excellente pensionnaire, que son intelligence aura bien vite complétement acclimatée.

Dupuis, Berthelier et Grenier forment un trio des plus amusants. Dupuis (Marcassou) a des étonnements, des gestes et des intonations qui n’appartiennent qu’à lui. Rien ne lui réussit comme ces rôles de niais que mille mésaventures viennent ahurir. Berthelier (Campistrous) est aussi divertissant que jamais. Grenier remplit fort bien le rôle d’Eléonor de Lastecouères ; mais il méritait mieux. Léonce (Bibès)... est toujours Léonce.

Bref, la pièce amuse, la musique amuse, les acteurs amusent, que faut-il de plus aux Variétés ?

 H. Lavoix fils.